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Franck Lemuet, le Diable au corps
Publié le VENDREDI 29 JANVIER 2021


Franck Lemuet et sa "petite" famille aux côtés de leurs champions, Diable de Vauvert et Gabriele Gelormini.

A 42 ans, Franck Lemuet est en passe d’écrire l’une des plus belles pages de l’histoire familiale du Haras de Vauvert dans l’Orne. Propriétaire et éleveur de Diable de Vauvert, ce Normand dont la famille a élu domicile à Echauffour il y a un siècle, trouve en son « sprinter » les qualités requises pour jouer un premier rôle dimanche dans le Prix d’Amérique. Sans se faire l’avocat du Diable…

Maillons de l’ombre et pourtant producteurs de spectacle, les éleveurs anticipent, osent, croisent. Ils sont le nombril des courses. Trop souvent anonymes, au regard de leurs investissements onéreux, ils font pourtant renaître chaque année la chose hippique dans l’espoir d’inventer le meilleur produit, ce trotteur qui les propulsera sur le toit de Vincennes. Franck Lemuet est de ceux-ci. Un nom qui ne parlera pas à beaucoup. Et pourtant, on lui doit le jeu de jambes de Diable de Vauvert, lauréat de la première batterie qualificative au Prix d’Amérique, le Prix de Bretagne, disputée en novembre dernier. Depuis, le rêve est permis. Deux mois d’attente longs, très longs, qui accoucheront ce dimanche de la première participation de son propriétaire-éleveur à la plus belle course de trot au Monde. « On y pense tous les jours, tout le temps, depuis déjà un bon moment. Il ne faut pas cependant que ça fasse de nœuds dans la tête. Donc je continue de travailler, je fais des semaines normales dans mon exploitation agricole où au-delà des chevaux, j’élève aussi des bovins. Ce n’est pas le travail qui manque. Cela permet de se vider la tête » évoque Franck, le Diable au corps, à quelques heures de l’événement de l’année. C’est à Echauffour, dans l’Orne, que ce savant discret a fait pousser son crack. Là, à quelques encablures de la « maternité » de son plus redoutable rival et tenant du titre, Face Time Bourbon. « Nos élevages respectifs sont situés sur la même commune dans le Pays d’Ouche. Un bout de Normandie assez connu dans le monde des éleveurs car il y abrite aussi le haras de monsieur Dubois. Faut-il y voir une bonne étoile ? Peut-être. Je dirai plutôt que c’est le résultat d’une façon de faire, de bonnes terres et d’un patrimoine qu’on m’a légué. Ici, on élève des chevaux depuis deux cents ans. Nous disposons donc forcément de bons ingrédients comme la qualité d’herbage et la météo. Les professionnels qui nous entourent ont su démontrer qu’il s’agit de l’endroit idéal. Après, sortir des champions, c’est une autre affaire, un plus », poursuit le fils de Jacques et Martine, des parents entreprenants. « Ils ont créé à la force de leurs bras le haras. Au départ c’était juste une petite fermette. Mais mon père était un grand passionné de chevaux, un virus transmis par mon arrière-grand-mère qui était une turfiste chevronnée. Il s’est ainsi lancé dans l’élevage dans les années 80. J’ai connu ça tout petit, aujourd’hui j’ai 42 ans. J’ai vu le haras de Vauvert (la contraction de vallée verte, ndlr) se développer et se moderniser au fur et à mesure dans cet environnement fertile. La topographie des lieux, avec ses petites collines joue j’en suis certain en notre faveur. Chez nous, hormis les bâtiments et notre maison construits tout en haut de la butte, tout est en pente. Nécessairement les chevaux passent leur temps à monter et descendre sur des terrains assez caillouteux faits d’argile et de silex. Il y a un bon équilibre minéral. Ce petit dénivelé, qui n’a rien d’une montagne, on n’élève pas des bouquetins, apporte une vraie plus-value. Naturellement, le relief muscle les chevaux », précise Franck entouré de cinq poulinières actives dont la fameuse Pop Star, mère de Diable de Vauvert, offerte il y a maintenant neuf ans à Prince d’Espace.
 
« Ce métier ne garantit rien. Il faut essayer, parfois ça marche » 
 
Un croisement gagnant sur lequel l’éleveur s’explique. « Plusieurs critères interviennent dans le choix de mes saillies. Le premier c’est le prix. Il ne faut pas que ça dépasse mon budget. J’habite à un quart d’heure de camion du haras de la Meslerie, à Moulins-la-Marche, donc cela avait aussi un aspect pratique. Et enfin Prince d’Espace parce qu’il appartenait à la même génération que Pop Star. C’était un cheval archi précoce. D’un modèle musculeux mais pas trop imposant. Comme ma jument n’est pas trop grande c’était parfait. Au début de leur carrière de poulinières, je ne veux pas présenter des monstres à mes juments pour que la gestation se déroule bien, qu’il n’y ait pas de complications au poulinage. J’avais également eu de bons échos sur l’étalon dans le sens où il faisait des chevaux faciles. Ça tombait bien, la mère étant un peu compliquée. Mais vous savez, ce serait tellement simple de vous dire que j’étais certain de mon coup… Rien n’est garanti. Il faut essayer. Parfois ça marche ». Ou ça trotte ! Même vite ! La ligne droite de Diable de Vauvert dans le Prix de Bretagne suffit à l’illustrer. « Sa qualification répond à un objectif qu’on s’était fixé depuis un bon moment. Le cheval avait réalisé de belles campagnes de printemps et d’automne et arrivait sur cette course bien affûté. Qui plus est, on sait que « Diable » a besoin d’un certain temps de récupération entre ses courses, donc le but était de se qualifier le plus tôt possible pour millimétrer ensuite son programme. L’objectif a été brillamment atteint. Mais, dans ce monde-là, deux mois représentent une éternité. Le jour de sa qualif’, j’étais très fier car la configuration de course n’a pas été à son avantage. Diable a besoin que ça roule tout le temps ce qui lui permet de placer sa pointe de vitesse. Or, ils n’avaient rien fait pendant mille mètres, ils ont tous attaqué aux 1500 mètres. Dans la ligne droite il a néanmoins fallu serrer les dents pour repousser toutes les attaques. Ce n’est pas la première fois qu’il gagne d’un nez. C’est un sprinter donc on est habitué à ce genre d’arrivée. Mais là comme ça n’avait pas roulé, il fallait réaliser un sacré dernier kilomètre. Il est doté d’une bonne vitesse de base, ce qui devrait lui permettre de bien se placer dimanche. Ensuite, il peut suivre tous les trains », résume ce Normand qui a confié son protégé à Bertrand le Beller depuis ses débuts. « Avant de s’installer, Bertrand était pour ainsi dire l’entraîneur particulier de notre haras. Nous faisions tout sur place de la naissance au champ de courses. Nous possédons une piste et toutes les infrastructures prévues à cet effet. Mais après des années sombres, il a fallu nous recentrer sur l’élevage ». Pari gagné ! Diable de Vauvert sera bien mieux qu’un simple figurant ce dimanche.
 
Gabi Gelormini en a rapidement fait un cheval d’Amérique
 
Son « naisseur » en est persuadé. Son driver, Gabriele Gelormini, aussi. « Mon cheval est je le répète un pur sprinter, une qualité que tous les autres n’ont pas aussi bons soient-ils. Il finira vite et bien plus vite que beaucoup. Il ne sait pas tout faire. Il ne peut pas par exemple s’imposer tête et corde ou leur dire au revoir aux cinq cents mètres, par contre s’il est ramené correctement, il finira en trombe. Dans ces courses-là, il faut que tout se passe bien, sans le moindre incident, suivre les bons wagons. On n’a pas toutes les armes d’un cheval comme Face Time Bourbon, mais le mien donnera tout dans la ligne droite et ira chercher la meilleure place possible. Gabi a été le premier à nous dire qu’il s’agissait d’un cheval de Prix d’Amérique. A l’issue du Prix Bernard-Deloison, en juin 2019, alors que « Diable » marchait 1’11’’7 sur 2850 mètres grande piste, en égalant du reste le record que détenait Aubrion du Gers, il en était déjà persuadé. Au début, quand on vous dit ça, vous n’êtes pas circonspect, mais ça paraît tellement invraisemblable. Depuis, il n’a cessé d’améliorer ses chronos, de répéter de bonnes valeurs, de prendre de la dureté. Gabi avait raison ». Comme le poète, le driver a souvent voire toujours raison. Paradoxalement, et tant mieux pour ce sympathique éleveur-propriétaire, aucune offre n’est parvenue à destination de son crack. Certains se mordent encore sûrement les doigts de ne pas avoir conclu ce fameux pacte avec le Diable. « Comme tout éleveur, je dois faire vivre ma boutique et gérer une trésorerie. J’ai été vendeur de Diable de Vauvert plusieurs fois. Je l’ai passé aux ventes d’enchères publiques en janvier de son année de 5 ans. J’estimais le cheval au top, c’était le bon moment. Il restait sur de bonnes perfs et pourtant il n’est pas monté au prix que j’en attendais. Je ne vendais pas un cheval pour m’en débarrasser mais davantage pour une bouffée d’oxygène financière. Dans ce métier, si l’on veut durer, il faut faire rentrer un peu d’argent dans les caisses. Je n’ai jamais eu de coup de fil spontané pour me faire une proposition. C’est un cheval qui est toujours passé sous les radars. Il a été peut-être injustement stigmatisé en dessous des meilleurs de sa génération Et puis, quand vous êtes à la tête d’une petite écurie familiale comme la mienne, vous intéressez moins. Sur ce coup, tant mieux. Le Prix d’Amérique, c’est un aboutissement. Je pourrai vous en dire des tonnes sur ce que ça représente personnellement mais cela signifie surtout qu’on ne travaille pas pour rien. Vous savez c’est un métier dur au quotidien, qui exige de garder la foi. De temps en temps, avoir la joie de gagner des courses c’est quelque chose, mais là, rien que d’être au départ d’un Prix d’Amérique c’est une belle finalité. On pourra dire qu’on y a été au moins une fois ». Et pourquoi pas le gagner ? Que le Diable nous emporte !
 
Fabrice Rougier


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